Jacqueline Moudeina, avocate des victimes tchadiennes : «Le refus de Habré de parler n’altère pas la valeur du procès»
Le 20 juillet prochain, le
procès de l’ex-Président tchadien, Hissein Habré, va se tenir à Dakar devant la
barre de la Cour d’assises des Chambres africaines extraordinaires (Cae), près
de vingt-cinq ans après la fin de la dictature de Habré, et 15 ans après que les
survivants aient déposé leur plainte.
Satisfaite d’arriver presqu’au bout d’un
long processus de procédures judiciaires, entamé en 2000 avec l’arrivée au
pouvoir de l’ancien Président sénégalais, Me Abdoulaye Wade, et marqué par
toute sorte d’écueils et plein de rebondissements, Maître Jacqueline Moudeina
évoque l’éventualité du transfert des deux supposés complices de Hissein Habré,
Saleh Younouss, ancien directeur de la Direction de la documentation et de la
sécurité (Dds), la police politique de Habré, et Mahamat Djibrine dit «El
Djonto», condamnés à perpétuité par la Cour criminelle de N’djamena le 25 mars
2015, pour actes de torture. Cette avocate des victimes tchadiennes présumées
de l’ancien homme fort de N’djamena, interrogée dans son cabinet implanté dans
la capitale tchadienne, demeure convaincue que le refus de Hissein Habré de
répondre aux questions des juges des Cae n’altère aucunement la valeur du
procès de ce dernier.
Au regard de Me Jacqueline
Moudeina, son pays, le Tchad, ne peut pas dégager une enveloppe de deux
milliards de francs Cfa pour le financement des Chambres africaines
extraordinaires et afficher son refus de contribuer à faire la lumière sur les
faits ou crimes supposés qui se sont passés sous le règne de Hissein Habré. Par
ailleurs, la robe noire estime que N’djamena a l’obligation d’accompagner les
victimes tchadiennes dans la recherche de la vérité, de la justice.
Maître Jacqueline Moudeina, où en êtes-vous avec les
préparatifs du procès de Habré à Dakar ?
«Nous sommes fin prêts pour le
procès. Nous n’attendons que le 20 (juillet 2015) pour y aller. Mais avant
cela, nous avons une audience préliminaire et on doit y aller. Donc, d’ici la
semaine prochaine on sera à l’audience préliminaire à Dakar, en attendant la
grande audience le 20 juillet.
On constate que Hissein Habré refuse de répondre aux
questions des juges des Chambres africaines extraordinaires (Cae). Cette
démarche vous surprend-elle en tant qu’avocate des présumées victimes
tchadiennes ?
Nous ne sommes pas du tout
surpris, puisque nous avons eu à avoir la confrontation avec Monsieur Hissein
Habré lors de l’instruction, et il n’a pas parlé. Cela n’a pas empêché les
parties civiles de s’exprimer et de faire leur déclaration, de se livrer aux
questions des juges d’instruction. Donc, ce n’est pas parce qu’il ne parle pas
ou il ne peut pas être là que cela enlèvera une valeur quelconque au procès. Et
nous ne sommes pas du tout surpris, puisque c’est dès le départ que Hissein
Habré et ses avocats mettent sur le tapis la question de la légitimité, de la
légalité des Chambres africaines extraordinaires : c’est leur stratégie de
défense.
Cette position de Hissein Habré pourrait-elle aider à la
tenue d’un procès propre?
Procès propre, il va y avoir un
procès propre puisque nous sommes assez préparés pour cette quête de justice
depuis plus d’une dizaine d’années aujourd’hui. Nous avons tous les éléments de
preuve qu’il faut.
Nous avons des victimes qui ont
été entendues par les juges d’instruction. L’instruction a été menée régulièrement.
Tous les actes qui ont été posés par les juges d’instruction ont été signifiés
également à la défense de Monsieur Habré. Donc pour nous, il n’est pas question
de dire que de procès ne sera pas propre, que ce refus de Habré de parler
pourra altérer la valeur de ce procès. Nous ne pouvons pas dire cela. Cela
n’altère, en aucune circonstance, la valeur du procès.
Est-ce que les juges ont sur les bases de la loi les
moyens de le contraindre à parler ?
Je crois que cette opportunité
de contraindre ou pas Hissein Habré à se présenter au procès appartient au
président de la Cour, qui en décidera au moment opportun.
Ne trouvez-vous pas surprenant que Habré dise avoir été
victime d’attaque cardiaque, après qu’il ait été contraint de déférer à la
convocation du juge pour son identification par les Chambres africaines ?
Là aussi, il va falloir se fier
à un rapport médical. On ne peut pas, nous, dire qu’il a eu cette attaque ou
qu’il ne l’a pas eue. Il doit y avoir tout de même, et nous espérons que cela a
été fait, une demande d’expertise médicale venant des Chambres africaines.
Donc, nous attendons le rapport de cette expertise médicale, mais nous ne
pouvons pas nous, déjà, dire qu’il a eu cette attaque ou qu’il ne l’a pas eue,
ou alors qu’elle empêcherait qu’il se présente à l’audience.
Il faut absolument que ce soit
le médecin qui se prononce là-dessus. Nous sommes malvenus à dire simplement
qu’il y a eu attaque ou pas et que cette attaque ne peut pas permettre à Habré
de se présenter à la barre pour sa défense. Il nous faut ce rapport d’expertise
médicale.
Au moment où Habré est sur le point d’être jugé à Dakar,
deux de ses co-inculpés ont été condamnés au Tchad. Le gouvernement de Idriss
Deby ne veut pas les extrader à Dakar pour leur procès devant les Chambres
africaines. Partagez-vous cette volonté des autorités tchadiennes ?
De toute façon, je n’ai jamais
appris que les autorités tchadiennes ont décidé après la condamnation de ces
deux personnes de ne pas les transférer sur Dakar, si jamais elles sont
demandés pour leur témoignage à Dakar. Je ne suis pas au courant de cela. Mais
je crois que le Tchad a conclu un accord de coopération judiciaire avec le
Sénégal pour permettre le bon déroulement du procès et pour faciliter la
procédure dans l’affaire Hissein Habré. Le Tchad, en toute conscience, a signé
cet accord de coopération et a l’obligation d’exécuter cet accord.
Si, aujourd’hui, il arrive que
les juges demandent que ces personnes qui ont été condamnées au Tchad soient
transférées pour leur témoignage, je pense que c’est l’obligation du Tchad et,
il doit l’exécuter et respecter son engagement vis-à-vis du Sénégal et surtout
des Chambres africaines extraordinaires. Puisque le Tchad est partant pour le
procès, il faut qu’il soit pleinement partant pour le procès, qu’il n’émette
pas de réserves, qu’il n’y ait pas de zones à ne pas toucher.
Quelle est la part de contribution de l’Etat tchadien
dans la défense des intérêts des supposées victimes qui sont ses citoyens ?
Le Tchad est d’abord le premier
contributeur en versant les 2 milliards de francs Cfa pour permettre la tenue
du procès. C’est une bonne contribution, mais elle ne doit pas se limiter aux
moyens financiers. Il faut également contribuer en respectant ses engagements,
je parle de la coopération judiciaire qui est un élément de taille pour pouvoir
faciliter ce procès. Donc, aujourd’hui l’Etat tchadien ne demandera mieux que
le respect des engagements pris par le biais de cet accord de coopération pour
rendre possible le procès.
Si le juge estime qu’il faut la
présence de ces deux personnes-là (Ndlr : Mahamat Djibrine dit «El Djonto» et
Saleh Younouss condamnés à perpétuité par la Cour criminelle de N’djamena le 25
mars 2015 pour actes de torture) pour faire tout l’éclairage sur ce qui s’est
passé. Pour accéder à la vérité qu’on cherche, le Tchad a l’obligation de se
plier. Je pense que cela doit être la meilleure contribution que le Tchad
offrira à ses concitoyens, à son Peuple.
Le Tchad ne peut pas débloquer
de l’argent et, en même temps, refuser de contribuer à faire la lumière sur ce
qui s’est passé sous Hissein Habré, contribuer à la recherche de la vérité à
laquelle tout le monde se livre aujourd’hui : les juges, les victimes et la
défense elle-même. Je pense que la meilleure contribution serait d’accéder à
cette demande des juges, s’ils la présentent encore une deuxième fois.
Quand le Tchad va jusqu’à réclamer les fonds qu’il avait
injectés dans le financement des Chambres africaines, est-ce que vous ne croyez
pas que cela pose problème ?
Je ne peux pas affirmer que le
Tchad a demandé à ce qu’on lui rembourse quoi que ce soit. Je ne pense pas, je
ne suis pas au courant de cela. On ne m’a jamais dit que le Tchad a demandé le
remboursement de ses deux milliards de francs Cfa, puisque le Tchad est resté
dans le comité de pilotage, le Tchad fait partie du comité de pilotage par
rapport à son degré de contribution. Alors à ce que je sache, jusqu’à présent
le Tchad ne s’est pas retiré, il n’a pas demandé à ce qu’on lui rembourse les
deux milliards.
Mais le fait qu’on ne lui ait pas donné l’autorisation de
se constituer partie civile a été quand même surprenant pour le pays…
Ça ne doit pas être surprenant,
on ne peut pas être juge et partie. Le Tchad fait partie du comité de pilotage,
il ne peut pas revenir en arrière pour chercher à se constituer partie civile
puisqu’étant dans le comité de pilotage, c’est lui qui coiffe et qui est en
train de contrôler le bon déroulement du procès et surtout contrôler toutes les
contributions mises à la disposition des Chambres pour mener à bien le procès.
Je ne vois pas comment le Tchad peut vraiment se constituer partie civile, il a
plutôt l’obligation d’aider les victimes à la recherche de cette vérité, cette
justice.
Ça ne sert à rien que le Tchad
se constitue partie civile puisque de toutes les façons tous les paramètres de
ce dossier ont été étudiés par ceux qui accompagnent les victimes. Et ce n’est
pas parce que le Tchad a été débouté qu’il va réclamer ses deux milliards. Ils
sont déjà versés comme contribution pour la bonne marche des activités des
Chambres africaines extraordinaires.
Vous avez encadré les victimes tchadiennes supposées de
l’affaire Habré. A quel moment avez-vous commencé à nourrir de l’espoir ?
Dès le début, en 1998, on a
commencé par des réflexions, à chercher les voies et moyens pour traduire
Hissein Habré et ses complices en justice. J’ignorais la date précise, mais
j’avais la conviction que Habré et les siens seront jugés un jour. Depuis plus
d’une quinzaine d’années, je n’ai jamais désespéré, malgré tous les obstacles
rencontrés. Je n’ai pas eu tort d’espérer, car ses complices ont été jugés au
Tchad et lui (Habré) sera jugé au Sénégal.
A quel genre de difficultés avez-vous eu à faire face
durant tout le temps qui a conduit à la tenue du procès ?
On a eu tout genre de
difficultés. Par exemple, quand nous avons déposé une plainte contre les
complices de Habré, le Parquet a refusé de donner une suite à notre requête
prétextant une incompétence de sa part. On nous a opposé une ordonnance-loi qui
devait créer une chambre spéciale pour les juger (Habré et les siens). Cela
voulait dire que tant que cette loi existait le jugement de Habré ne serait pas
possible devant une juridiction de droit commun. En sus, le juge d’instruction
qui n’était pas lié par la décision du Parquet s’est rangé, à son tour, (du
côté du Parquet) pour se déclarer incompétent. Il a fallu batailler jusqu’au
Conseil constitutionnel. Et c’est cette juridiction qui a ordonné le retrait de
cette loi de l’ordonnancement juridique tchadien, pour enfin permettre le
retour de notre dossier devant le juge d’instruction. Cela a été le premier
grand obstacle et d’autres s’en sont suivis. Pour preuve, on a déposé la
plainte le 16 octobre 2000, c’est en mars 2015 que le verdict du procès des
complices de Habré a été rendu. C’est le même cas à Dakar. Depuis février 2000,
nous avons déposé une plainte, mais de tergiversations en tergiversations nous
nous sommes retrouvés en Belgique. De là-bas, on nous ramène à Dakar. Ce qui a
valu, à un moment donné, à l’Union africaine de confier le dossier au Rwanda.
On a réussi à lever tous ces obstacles jusqu’au jour d’aujourd’hui.
Mais toutes ces prétendues agitations sont attribuées au
fait que le Président Idriss Deby se serait reproché des choses dans ce
dossier…
Pour cela, il n’y a que le
concerné, c’est-à-dire Monsieur Idriss Deby lui-même, qui peut apporter des
réponses. Moi je ne suis pas une juge, je suis avocate. Et j’ai déposé des
plaintes contre M. Habré et ses complices. Maintenant, j’attends des réponses
de la part du juge qui est en train de faire des recherches, et ce sera à lui
de dire si oui ou non Monsieur Deby devra comparaître. Monsieur Deby, lui, a
assuré qu’il est prêt à comparaître si jamais cela devrait avoir lieu.
Certes, Idriss Deby a eu à travailler avec l’ancien
Président Habré, mais il n’y a pas lieu à céder la place à la polémique et à
l’amalgame, car il n’y a aucune raison à cela.
Le procès est le couronnement
de quinze ans de lutte et nous savons qu’au début des années 2000 Monsieur
Abdoulaye Wade, qui est arrivé au pouvoir au Sénégal, a eu à s’occuper du
dossier, mais ne l’a pas orienté dans le sens voulu par les victimes.
Aujourd’hui, l’actuel président de la République du Sénégal, Monsieur Macky
Sall, s’est arrangé pour que le dossier aboutisse à un procès. Quelle
appréciation faite-vous de cette démarche ?
Il est clair que l’ancien
Président sénégalais, M. Abdoulaye Wade, n’avait aucune volonté politique de
faire juger Hissein Habré. On nous a tout simplement fait poireauter au Sénégal
pour le simple prétexte que les crimes pour lesquels Monsieur Habré est poursuivi
n’ont pas été commis au Sénégal, ni sur des Sénégalais, mais au Tchad. Or, le
Sénégal fut parmi les premiers pays à avoir ratifié la Convention contre la
torture, et c’est cela même que nous avons utilisé comme base dans nos actions
judiciaires contre l’ex-Président tchadien.
Ensuite, il y a eu le problème
de l’extradition que le Sénégal a refusée donnant comme excuse le manque de
moyens financiers. Donc, nous devons notre salut à Monsieur Macky Sall qui mène
une vraie lutte contre l’impunité depuis son arrivé au pouvoir, et nous a
rejoints dans notre logique. Vous savez que c’est la Cour internationale de
justice (Cij) qui a forcé le Sénégal à juger Hissein Habré sans aucun délai,
faute de quoi il devrait l’extrader.
La Cour de justice de la Cedeao
(Ndlr : Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) avait aussi
décidé que le Sénégal devait trouver le moyen de juger Hissein Habré en mettant
en place une structure juridique internationale. Mais je pense qu’en dehors
même de tout cela, Monsieur Macky Sall a montré une réelle volonté politique
pour l’aboutissement de cette affaire et a été celui qui nous a permis
d’arriver là où nous sommes aujourd’hui.
avec http://www.lequotidien.sn
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