Pourquoi aime-t-on la musique ?
Pour les spécialistes de l’évolution, la musique est une véritable énigme : pourquoi notre espèce consacre-t-elle tant de temps et d’énergie à cette activité qui ne semble avoir aucun but concret ? Découvrez d'où vient notre goût pour la musique dans ce dossier.
Quel est l'intérêt de la musique classique dans les
grands magasins, des bandes-son des films ? Quel est le lien entre
guitare et séduction
? Pourquoi un bébé se calme et s’endort quand sa maman se met à chanter
? Pourquoi dépensons-nous autant d’argent et d’énergie pour quelque
chose d’apparemment si inutile ?
Pour essayer de répondre à ces questions, il faut
aller du côté des laboratoires de neurosciences, observer les singes et
les autres animaux, observer les nouveau-nés qui écoutent de la musique,
et étudier de prêt l’oreille et le cerveau. On peut peut-être y découvrir si la musique nous a donné un avantage évolutif.
En suivant Darwin, nous nous interrogerons donc sur les liens entre musique et langage. Ensuite nous aborderons les effets de la musique sur notre cerveau et sur nos émotions, car si la musique n’était pas le fruit de l’adaptation, les aptitudes musicales pourraient venir de mécanismes auditifs génériques,
les composants syntaxiques pourraient venir du langage et les
caractères émotionnels pourraient être retrouvés dans d’autres sons
d’importance biologique. Nous présenterons les résultats de quelques
expériences menées sur les animaux et sur les nouveau-nés, pour
comprendre la phylogenèse et l’ontogenèse de l’instinct musical.
La radio du matin, puis l’iPod
dans les oreilles, la radio dans la voiture, au supermarché jusqu’à
l’annonce de la fermeture, à la télé, dans chaque publicité ; notre vie
est remplie de musique : le paysage sonore qui nous entoure est très
varié. Souvent ce n’est pas nous qui le choisissons. Il est certain en
revanche qu’il fait partie de notre vie depuis toujours.
La musique n’est pas un objet d’étude banal pour les
scientifiques. Pour les spécialistes de l’évolution c’est un véritable
casse-tête : pourquoi notre espèce
consacre-t-elle beaucoup de temps et d’énergie à des activités comme
jouer d’un instrument, danser, aller à un concert ou acheter un CD, qui apparemment n’ont aucun but concret ?
La musique est omniprésente dans notre vie. © Luis Fernández García Creative Commons Attribution-ShareAlike 2.1 Spain
La plupart des activités humaines, comme manger,
boire, parler, faire l’amour, ont un but biologique (probablement)
évident. Nous mangeons pour survivre, faisons l’amour pour avoir une
progéniture, parlons parce que la communication verbale, il y a quelques
centaines de milliers d’années, a favorisé nos ancêtres parleurs au
détriment de ceux qui ne pouvaient échanger d’informations. Mais la
musique ? Pourquoi la musique ?
La musique ne s’explique pas très bien par les mécanismes typiques de l’évolution que sont la sélection naturelle et la sélection sexuelle :
- pour la sélection naturelle : quel avantage aurait-elle donné aux premiers hommes ? La capacité de chanter ou danser, par rapport à qui ne savait pas le faire ?
- pour la sélection sexuelle non plus (la sélection à l’origine de certains caractères peu avantageux pour l’individu, comme la roue d’un paon, mais très avantageux pour son succès reproductif et par conséquent pour toute l’espèce) : dans ce cas, comment expliquer la musicalité d’un enfant et d’un homme âgé, ou l’absence de différence entre la musicalité des hommes et des femmes ?
Pour Darwin, la musique a fait partie de la sélection sexuelle
Même Darwin reconnaissait que la musique est « l’un des dons les plus mystérieux qui caractérise l’homme
». Cependant, à son avis, on pouvait trouver une explication dans la
sélection sexuelle : les premières vocalises des nos ancêtres, disait Darwin,
ont été émises pour faire la cour. Ils seraient à l’origine de la
musique et ensuite du langage. Aujourd’hui, presque personne ne
reconnait à la musique un rôle particulier dans la reproduction (on peut
avoir une activité sexuelle sans le disque romantique de la première
rencontre), en revanche, l’idée de Darwin au sujet des liens entre
musique et langage reste à la base d’un débat important. Et c’est
peut-être là qu’il faut chercher la réponse à la question : Pourquoi
aime-t-on la musique ?
La musique : un effet collatéral de la sélection de caractères ?
Mais il y a peut-être une autre explication. La
musique ne serait pas le fruit de l’adaptation (elle n’est pas un
caractère favorable, dans un certain contexte, à la survie de qui le porte
ou la survie de son espèce, et donc sélectionné par la nature au cours
de l’évolution) mais pourrait être un effet collatéral de la sélection d’autres caractères qui ont, eux, ont favorisé les premiers ancêtres qui les ont présentés.
Dans ce cas, la musique serait un peu comme les peintures des niches aux angles d’une coupole : même si le peintre y a dessiné des anges
et des saints, la raison pour laquelle ils sont là c’est qu’en
construisant une coupole, il est resté quatre niches à décorer. En
particulier, le peintre, avec tout son art, a trouvé ensuite une
utilisation agréable de ces morceaux de mur.
Le biologiste Stephen Jay Gould a étudié la musique en tant qu'effet collatéral de la sélection de caractères. © Kathy Chapman Creative Commons Paternité version 3.0 États-Unis
C’est l’explication que les biologistes Stephen J.
Gould et Stephen C. Lewontin ont donné, dans l’article de 1976, aux
caractères ne pouvant pas être qualifiés d’adaptation. La musique
pourrait être un caractère de ce type, un effet collatéral.
Une capacité sélectionnée, aujourd'hui transformée en plaisir ?
Parmi les scientifiques qui soutiennent cette thèse, figure Steven Pinker, qui compare la musique à une bavaroise à la fraise
: il ne faut pas se demander pourquoi l’évolution a sélectionnée notre
goût pour la bavaroise à la fraise. L’évolution a rendu agréable à notre
palais la crème (calorique et riche en gras) et les fruits frais
(riches en eau, sucres et vitamines).
Manger des aliments permettant de stocker des calories pour longtemps
et de fournir des sucres rapidement a sûrement représenté un avantage
pour la survie de nos ancêtres.
Aujourd’hui, nous utilisons ces saveurs pour
préparer des tartes délicieuses mais l’évolution n’a plus rien à faire
là dedans. Selon Pinker, dans le cas de la musique, nos capacités
cognitives et perceptives ont été sélectionnées pour d’autres raisons,
mais aujourd’hui, nous les utilisons pour profiter d’un beau concert,
sans que l’évolution soit concernée.
Cette troisième explication laisse un peu perplexe les scientifiques qui étudient les liens entre musique et évolution. La
musique est un caractère universel de l’humanité : tous les hommes,
toutes les cultures, toutes les périodes historiques ont reconnu et
apprécié la musique. Cependant, elle reste une explication plausible et
c’est pour cela que la question « pourquoi aime-t-on la musique ? » devient : « si
la musique est le fruit de l’adaptation, quel est l’avantage qu’elle a
donné à nos ancêtres pour que l’évolution la sélectionne et la fasse
arriver jusqu’à nous ? »
C’est pour cela qu’il faut comprendre tout d’abord s’il s’agit vraiment d’une adaptation.
Chaque fois que quelqu’un ose dire que la musique ne sert à rien, une réfutation suit toujours activement : « ce n’est pas vrai, la musique communique des émotions. Elle sert à communiquer, tout comme le langage, mais elle a plus de couleur émotionnelle et moins de précision sémantique. » Et l’objection est juste.
La musique a beaucoup de points en commun avec le langage.
Cependant, la comparaison devient intéressante quand on étudie les
structures cérébrales utilisées pour l’une et pour l’autre. Si elles
coïncident ou se superposent largement, l’hypothèse selon laquelle la
musique n’est pas le fruit de l’adaptation mais un produit collatéral
(une « bavaroise à la fraise ») devient plus plausible. Car la musique aurait pu parasiter les structures du cerveau sélectionnées pour le langage.
La musique aurait pu parasiter les structures du cerveau sélectionnées pour le langage. © V. Yakobchuk Fotolia
En revanche, si l’on trouvait une portion du
cerveau, un circuit (ou un module, comme le dirait le psychologue
américain Jerry Fodor) pour la musique seule, alors il faudrait
comprendre pourquoi la musique a été sélectionnée par l’évolution.
Par exemple, nous pourrions nous demander si la musique a précédé ou occasionné l’apparition du langage (comme le pensait Darwin),
ou si les deux compétences sont nées à peu près en même temps, à partir
d’un proto-quelque-chose. Jusqu’à un passé récent, pour étudier et
localiser les fonctions du cerveau, il fallait attendre que quelqu’un
tombe malade, ait un AVC (accident vasculaire cérébral), ou perde une fonction spécifique. Ensuite il fallait attendre l’autopsie
du patient pour chercher le siège du dommage. Pour la musique, c’était
encore plus difficile, car en plus d’une description clinique et
anatomique claire, il fallait que le malade soit un musicien, quelqu’un
qui ait une musicalité définie et évaluable.
Vissarion Shebalin, compositeur russe. © Wikimedia
Les cas cliniques célèbres
Ce fut le cas du compositeur russe Vissarion Shebalin, victime d’un AVC
à l’hémisphère gauche du cerveau – l’autopsie fut exécutée par le
psychologue soviétique Alexander Romanivic Luria – et du compositeur
français Maurice Ravel, l’auteur du Bolero, victime lui aussi d’un AVC
du côté gauche. Tous deux devinrent aphasiques, mais continuèrent de
comprendre et apprécier la musique, même à des niveaux différents.
Maurice Ravel, célèbre compositeur français. © Wikimedia
Les cas cliniques de Ravel et Shebalin concernent
des personnes ayant subi une lésion à l’hémisphère gauche et qui, tout
en ayant perdu la parole, ont conservé à des degrés divers leurs
aptitudes musicales. Un cas similaire fut décrit pour la première fois
en Suède en 1745, un homme qui ne pouvait dire que le mot « oui », mais
qui chantait encore.
L'étonnante capacité musicale face aux lésions du langage
Pendant tout le XIXe siècle, on tenta d’identifier une aire de la musique comparable à celle de Broca pour le langage.
En 1865, fut décrit le cas d’un musicien aphasique, mais sans amusie,
et en 1871 paraissait dans la revue médicale Lancet le cas de deux enfants
aphasiques, dont l’un était capable de chanter avec les paroles et
l’autre seulement sans. Depuis, d’autres cas ont été décrits, concernant
des personnes affligées d’un défaut de la parole, mais encore capables
de jouer, de diriger un orchestre ou plus simplement de chanter. On en
compte au moins une demi-douzaine au XIXe siècle.
L'hypothèse de l'importance de l'hémisphère cérébral
Nous pouvons toutefois dire que, le plus souvent, si
la lésion est située à l’hémisphère gauche, il en découle un handicap
de la musicalité et du langage, ou seulement du langage. Par exemple, on
peut éprouver des difficultés à reconnaître les paroles parlées ou
chantées. En revanche, dans les rares cas où l’on a observé une perte
des facultés musicales non accompagnée d’une perte du langage, la lésion
cérébrale était généralement située à droite.
Diana Deutsch, psychologue de l’université de Californie, a étudié les aires du langage. © DR
Par ailleurs, les patients affligés d’un dommage à
l’hémisphère droit ne semblent pas en mesure de reconnaître des mélodies
chantées sans leurs paroles. La conclusion pourrait être que les aires
du langage sont à gauche, alors que celles de la musique se trouvent à
droite, ou principalement à droite.
La séparation entre les deux fonctions a été étudiée
par Diana Deutsch, psychologue de l’université de Californie. En 1969,
elle réussit à démontrer que mémoire musicale et mémoire verbale sont
deux fonctions indépendantes. Quelques années après, Doreen Kimura,
psychologue canadienne, localisa ces deux fonctions en faisant écouter à
un groupe de volontaires (exclusivement droitiers) de la musique dans
une oreille, et simultanément dans l’autre, une voix qui énumérait des
nombres. L’expérience mit en évidence pour la première fois un rôle
prépondérant de l’hémisphère cérébral droit dans la mémoire musicale.
Cette idée commença à être ébranlée en 1974 lorsqu’un article publié dans Science
par les psychologues américains Thomas Bever et Robert Chiarello
démontra que la prépondérance de l’hémisphère droit ne vaut que dans le
cas de non-musiciens. Les musiciens, au contraire, reconnaissent avec
une plus grande facilité les morceaux entendus grâce à l’oreille droite,
ceux analysés donc par l’hémisphère gauche. Les auteurs conclurent que
les fonctions analytiques – qui prévalent lors de l’écoute chez un
musicien professionnel – s’exécutent à gauche alors que les expériences
synthétiques, globalisantes, sont traitées à droite.
Mémoire musicale et mémoire du langage
Aujourd’hui, on sait qu’une distinction nette
assignant un hémisphère à la musique et un autre au langage a peu de
sens. Des recherches fondées sur des neuro-images le confirment : alors
que les musiciens, confrontés à des exercices de reconnaissance
harmonique ou mélodique, utilisent davantage la partie gauche du
cerveau, les non-musiciens utilisent la partie droite. Les stratégies
cognitives mises en œuvre lors de l’écoute de la musique sont donc
différentes : il est probable que pour mémoriser et utiliser
efficacement les données musicales, les musiciens utilisent aussi en
partie des compétences verbales.
Des expériences ont été effectuées à l’aide d’airs
d’opéra, modifiés pour finir sur une fausse note ou une dernière parole
erronée. Le temps de réaction du cerveau n’est pas le même dans les
deux cas, et si la parole erronée coïncide avec la fausse note, les deux
réactions se cumulent. On peut donc probablement affirmer qu’il existe
des composantes de la musicalité dissociables du langage. Cependant, il
existe aussi des composantes de la musique et du langage étroitement
liées entre elles. Les cas des musiciens professionnels ayant subi un
AVC confirme que ce lien est d’autant plus étroit que le niveau de
spécialisation musicale est élevé.
Les avancées sur l'étude entre musique et langage
Grâce aux nouvelles techniques de diagnostic
par imagerie, d’autres avancées ont été possibles. On a constaté, par
exemple, que certaines fonctions cérébrales particulières comme la
syntaxe, contribuent tant à la musicalité qu’au langage. Lorsque nous
parlons, nous utilisons la syntaxe pour ordonner les mots au sein de la
phrase : en français, nous mettons d’habitude le sujet avant le verbe,
puis le complément d’objet.
Lorsque nous avons affaire à la musique, la
syntaxe semble faire la même chose, en disposant les sons à l’intérieur
de phrases musicales. L’idée est que musique et langage partagent cette
fonction, mais l’utilisent de manière différente.
La latéralité de la perception musicale
Une autre découverte récente a montré que le cortex
auditif de l’hémisphère droit est plus habile à discriminer de façon
fine les différences de hauteur entre les sons. De surcroît, des
chercheurs français ayant étudié le cerveau
de quarante-cinq personnes pendant une intervention neurochirurgicale,
ont observé que dans le cortex droit la distribution tonotopique est
évidente, alors qu’elle l’est beaucoup moins à gauche.
On peut donc supposer que l’hémisphère droit est
spécialisé dans la reconnaissance des hauteurs et l’hémisphère gauche
dans celui des rythmes. Selon les chercheurs, derrière cette latéralisation
se cacherait un facteur important : la nécessité de choisir entre
vitesse et précision du traitement des informations sonores provenant de
notre entourage. Parfois, il est plus utile de sacrifier le détail d’un
stimulus sonore pour une plus grande rapidité de perception, comme dans
le cas d’une conversation. Pour la musique, au contraire, le cerveau
peut opter pour une modalité de compréhension plus lente mais plus
détaillée. Par conséquent, on pourrait supposer que la musique, comme le
langage, est née et a évolué comme des éléments d’un système plus vaste
de reconnaissance des sons ambiants.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui nous ne sommes pas
encore en mesure de localiser une région spécifique du cerveau consacrée
à la musique. Les techniques d’imagerie cérébrales montrent plusieurs
superpositions entre les régions activées par la musique et celles
concernées par le langage. La neuropsychologie, en revanche, continue de
trouver des cas cliniques montrant que la perte d’une aptitude
n’implique pas des dommages dans l’autre, ce qui semble aller dans la
direction d’une séparation des deux.
Mais étudier les rapports entre musique et langage
ne suffit peut-être pas à venir à bout de la question. Essayons alors de
comprendre ce qui se passe chez les autres animaux. Eux, ne parlent pas
du tout, au moins de notre point de vue.
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